J’écris tout, au début… En surfant sur la toile, l’internaute parvint à ce message engageant. Comment avait-il navigué jusque-là ? C’est ce que l’on nomme la sérendipité, une expression qui ne tardera pas à être à la mode. Filou Writer ? L’intitulé lui plut autant que l’idée de venir ajouter quelques mots à l’histoire qui s’écrivait. Pour ce faire, il fallait s’enregistrer. Il déclina son nom : Power. Son prénom, Alan, ferait office d’identifiant et de mot de passe. Il n’attendit pas longtemps pour recevoir un mail confirmant son inscription à son adresse électronique : alan.power@filousite.eu.org. Il se reconnecta immédiatement pour aller écrire à son tour. Après s’être identifié, il cliqua sur la nouvelle icône apparue en haut à droite. Une plume sur une page vierge.
Et soudain, il éprouva un étrange sentiment, comme s’il se trouvait aspiré dans le texte en train de s’écrire.
***
Pendant cette plongée à durée indéterminée, Alan Power perdit peu à peu le contact, au point que son souvenir le plus récent s’estompa jusqu’à oublier l’objet et la raison de son inscription parmi les Filou Writers. Il s’était senti alors motivé par ce projet de rédiger un récit à plusieurs, en toute liberté et sans scribe master.
Foin du plan préétabli !
Chacun pouvait prendre la plume – ou plutôt le clavier – à tour de rôle pour écrire un paragraphe à glisser où bon lui semblait dans le corpus. Il importait néanmoins que cela fut vrai et un peu littéraire. On se laisserait donc guider par le fameux Jacques à qui Diderot avait jadis attribué ce propos fataliste : « Celui qui prendrait ce que j’écris pour la vérité serait peut-être moins dans l’erreur que celui qui le prendrait pour une fable ».
Que ce fut vrai ! Soit ! Serait-ce cohérent pour autant ?
Si Power avait poussé plus avant son périple sur Filousite jusqu’aux « PHOTOS ÉCHANGES », il aurait deviné que les dénommés Gaëtan, Fred et Nanard ne devaient guère être étrangers à la mise en place de ce jeu d’écriture à plumes raccourcies… Et sans doute affolantes au point de tolérer quelques incohérences. Pour pallier ce défaut de rigueur, il eût fallu que ces trois-là s’accordassent sur des règles a minima. C’était par bonheur loin d’être le cas.
Dans un pastiche journalistique paru dans les années 80 de l’autre siècle, le groupe « Jalons » s’était gaussé en imaginant l’existence d’un Prix de la littérature picarde. Ce prix était censé récompenser un auteur régional, ayant écrit un livre d’au moins 150 pages. Filou Writer se contenterait donc d’une telle longueur, tout en rompant avec l’individualisme picard pour établir une coopération littéraire bienvenue. Pas de compétition en vue. Seulement le plaisir d’écrire à plusieurs.
Mais avant d’avoir pu glisser le moindre mot dans le texte et de pester contre l’usage compliqué du copier-coller pour inciser sa contribution, Alan Power s’était mué en personnage de l’histoire. Seul lui restait un nom. Pour le reste, tout était changé. Son égarement numérique l’avait vieilli d’une bonne vingtaine d’années. Quinquagénaire blanchi sous le harnais, il habitait à présent la petite ville de B., dans un immeuble sis Passage des Lièvres. Travailleur à domicile : tailleur, couturier et même fourreur. Un canut post-moderne en quelque sorte, à l’esprit de révolte émoussé. En attente d’espoirs d’émancipation où le bel idéal d’égalité cesserait d’être dénigré par de bons esprits résignés ou résignants.
En cette période de crise où les commandes chômaient, il puisait dans une inactivité désolante le temps libre pour cultiver des formes éculées de sociabilité, une denrée rare ces temps-ci. A pleines pintes, il goûtait tout autant la bière rousse amère qu’une convivialité roborative auprès d’autres habitués des débits de boisson locaux. De bons vieux bars copains en lieu et place des cybercafés branchés !
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Il était encore beaucoup trop tôt pour tenter de mettre en lien les faits. La petite ville de B et ses alentours était cependant déjà le théâtre de plusieurs scènes qui prendraient bientôt tout leur sens.
A la sortie du péage de l’autoroute, une limousine venait de prendre à droite et filait maintenant vers B. L’homme au volant jetait régulièrement un regard interrogateur vers sa passagère. Malgré son insistance celle-ci l’ignorait et continuait à étudier les documents qu’elle tenait sur ses genoux.
Lili Brown, elle, se dirigeait vers la salle de bain un verre de jus d’orange à la main. Elle se préparait à aller en ville. La tablette au-dessus du lavabo accueillit le verre vide et elle se glissa sous la douche. Une pluie de grosses gouttes tièdes plaqua sa longue chevelure blonde sur sa nuque et son dos. Inspectant son corps ruisselant, elle décida qu’elle aurait le temps de s’épiler les jambes avant de partir.
Dans son appartement du rez-de-chaussée un vieil homme préparait son café du matin. Rien ne le pressait, il ferait juste quelques courses pour le déjeuner. Il alluma la radio, versa un peu d’eau dans la cafetière et sortit les biscottes du placard de la cuisine.
Au bar « Chez Roger », l’heure des cafés arrosés était maintenant passée. La bouteille de calvados avait retrouvé sa place sur l’étagère, et Roger briquait le zinc en attendant son « Auvergnat ». Il était abonné depuis qu’il s’était installé. La vente du journal en 2008, la liquidation judiciaire en 2009 et la reprise par le groupe de presse professionnelle de Michel Burton n’y avaient rien changé.
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La journée était fort entamée quand le facteur se présenta au numéro 2 du passage des lièvres. La porte s’ouvrit mais trop tard ; le courrier était déjà au fond des boites aux lettres. Maugréant pour lui-même, alors que l’employé des postes s’éloignait à bicyclette, un homme un peu essoufflé remontait les escaliers à la recherche de son trousseau de clefs.
De retour dans le hall, il put constater qu’il n’y avait pour lui qu’une enveloppe non affranchie. Quelqu’un l’avait certainement déposé ici lui-même. Jugeant que cette démarche attestait certainement d’une défiance vis à vis du service d’acheminement du courrier, Alan Power décacheta avec sympathie ce pli dont il n’avait aucune raison de se méfier.
– Rendez-vous dans une heure à la passerelle de l’écluse –
Considérant qu’il avait, au cours de sa vie, gaspillé trop de temps à cause d’une perplexité qui ne lui avait pourtant jamais été d’aucun secours, il se mit immédiatement en route sans prendre la peine de retourner fermer sa porte.
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Filouclopédia consacre un court article à la ville de B. On y apprend que cette commune compte 6932 habitants. De création récente à l’échelle du temps historique, ce qui n’était alors qu’un village vit le jour, administrativement parlant, au début du XIXème Siècle. Bordant les rives d’un grand fleuve dont il contrôlait la navigation aujourd’hui moribonde, un hameau occupait le lieu de longue date. Ce fut la base de peuplement de cette bourgade, dont le développement tardif doit tout à sa situation, à la couronne d’une agglomération de taille moyenne qui a trouvé là l’espace nécessaire pour concrétiser un réel potentiel d’expansion démographique, sinon économique.
Cité résidentielle dominée par l’habitat pavillonnaire, la ville de B. héberge aussi une vaste zone industrielle et artisanale, touchée par la récession. Un grand pôle commercial ne parvient pas à compenser les dégâts causés par la fermeture de la grande usine métallurgique, qui constitua le fleuron de B. tout au long du XXème Siècle.
Le canal parallèle au grand fleuve s’avère un sérieux atout touristique pour cette ville, qui peut raisonnablement espérer accueillir bientôt sa sept-millième âme. Les bateliers du dimanche et leurs congénères terriens – piétons, joggers et cyclistes – affluent vers ce lieu agréable au moindre rayon de soleil. L’écluse et le petit port de plaisance qui la jouxte figurent au premier rang des sites pittoresques mentionnés dans les guides touristiques vantant les charmes du canal.
***
En sortant de chez lui, le vieil homme se rendit vers les boîtes aux lettres pour retirer son courrier. Deux lettres accompagnaient l’édition journalière de la gazette régionale. La première venait de la sécurité sociale. La seconde s’était glissée par erreur dans sa boîte. Elle était adressée à Monsieur Alan Power. Abel Gorgnol, « le vieux lourdingue du rez-de-chaussée » comme l’appelait Power, pesta contre le facteur. Pourtant, il se résolut à porter cette missive égarée à son destinataire. En atteignant l’étage, il eut la surprise de trouver la porte de l’appartement ouverte.
– Y a quelqu’un ?.. Monsieur Power, vous êtes là ?…
Ses questions restées sans réponse excitèrent la curiosité de Gorgnol, qui s’engagea dans le logis. Quand il fut parvenu dans une pièce en désordre qui semblait être l’atelier du tailleur, il entendit des voix en provenance du palier. L’agencement des pièces ressemblait à celui de son propre appartement et il se réfugia dans la salle de bains. Ce réflexe de prudence lui permit de passer inaperçu pour les deux personnes qui l’avaient suivi dans le logement de Power.
Une femme qui semblait commander et un homme composaient cet inquiétant duo.
– C’est la preuve qu’il attendait impatiemment le moindre signe. Une missive anonyme et il a filé sans même fermer la porte. Notre homme est sur le qui-vive, mais ça m’étonnerait que nous trouvions ici quoi que ce soit d’intéressant.
L’homme à qui s’adressait cet étrange propos s’était mis à fouiller dans le fouillis d’étoffes constituant le fonds de commerce du couturier.
– Tout cela ne vaut rien, lâcha-t-il. Si Power est en possession des fameux tissus, ce n’est pas ici que nous les trouverons.
– Tu as raison, allons-nous en, commanda la femme. On va le garder à l’œil maintenant que nous avons déjoué son manège de p’tit tailleur miteux. Direction l’écluse : on devrait l’y retrouver Gros-Jean comme devant.
Abel Gorgnol laissa s’écouler un bon moment avant de quitter sa cachette. En sortant, il claqua la porte, même si cette précaution lui parut superfétatoire pour prémunir Power des outrages à son intimité, advenus ou à venir… Il passa chez lui pour déposer son courrier et, sans trop savoir pourquoi, se décida à partir à la recherche de Power.
Les autres avaient parlé de l’écluse.
***
Alan Power marchait depuis un long moment au bord du canal. La fatigue le gagnait, mais il n’aurait consenti une halte pour rien au monde. Pour se donner du courage, il fixait un point au loin. Tel un marin suivant son cap, il progressait dans la direction visée.
Déjà le but était atteint et une nouvelle étape restait à parcourir.
Ainsi concentré sur sa propre progression, le promeneur n’avait remarqué que tardivement la silhouette féminine qui venait à sa rencontre. Celle-là filait, mais Alan prit le temps de l’observer. Au fur et à mesure qu’elle approchait, il devinait la beauté de cette blonde étoile filante.
La fée du Halage, songea-t-il tandis qu’ils allaient se croiser.
Son timide « Bonjour » n’obtint pas de réponse.
***
Alan Power était d’ordinaire bon public. S’il lui arrivait de lire un roman, il en suivait l’intrigue avec plaisir. Il n’était pas du genre à pester à critiquer ni même à se croire autorisé à refermer un livre ouvert. « A moitié plein ou à moitié vide, on doit toujours finir son verre ». Il aimait rire aux plaisanteries parce qu’il aimait la vie, et qu’il faut jouer le jeu pour trouver son plaisir. Il était, somme toute, d’un naturel affable que rien ne semblait pouvoir, un jour, ébranler.
Mais aujourd’hui, il commençait à penser qu’il s’était mis dans de sales draps, et surtout, il avait l’impression que sa bonne étoile le laissait un peu tomber. Dans cette histoire, il n’avait pas plus de jugeote qu’un pantin et ça ne serait peut-être pas suffisant. Penser n’empêche pas de marcher, et Alan Power suivait son chemin.
***
Lili Brown marchait à vive allure, plongée dans ses pensées, alors qu’elle longeait le canal pour se rendre en ville et rejoindre son père.
« Mais pourquoi suis-je passée le long de ce canal ; je ne fais jamais cela d’habitude, même lorsque je suis pressée… »
« Tiens un type qui arrive en face, je n’aime pas du tout cela ; ce n’est pas le moment de faire une mauvaise rencontre… »
« Je le connais ce type !? Mais d’où !? C’est qui ce type ? Oh ça m’angoisse, faut que j’en parle à mon psy… »
Alors qu’elle continuait à marcher son pas s’était lentement mais sensiblement ralenti. Lili baissait la tête maintenant qu’elle était proche de l’homme qu’elle croyait reconnaître mais sans en être sûre.
« J’ai bien entendu… il m’a lancé un bonjour… J’ai bien entendu… Il me connait lui ?! Et moi qui n’arrive pas à me souvenir… »
« Tant pis je continue ! Après tout il ne m’a pas sauté au cou, ça doit être encore moi qui crois reconnaître quelqu’un… »
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Le préposé des postes s’arrêta devant la grille de la maison des Brown. Il déposa un petit colis dans la boite aux lettres, tira un sucre de sa poche pour le donner au chien et parti rejoindre ses collègues pour l’apéritif. Alan Power, lui, peinait encore à reconnaître que ce qu’il avait trouvé était plus important que ce qu’il cherchait. Il reprit sa route après une courte halte consacrée à la réflexion. Levant son regard, il fut surpris de la proximité de la passerelle et chercha à discerner une silhouette.
***
Lili Brown avait repris son pas rapide pour se rendre downtown où son père lui avait donné rendez-vous ; chez Roger, le bar tabac sur la place du bourg, où son père prenait ses quartiers. Lili n’aimait pas ce lieu fréquenté par quelques habitués avinés au regard insistant et pesant toujours posé sur elle.
Elle reprit le cours de ses pensées… Mais oui c’est sûr c’est Alan Power qu’elle venait de croiser… Lili ne savait dire pourquoi mais elle n’aimait pas cet Alan Power. Encore un copain de son père…
***
Un banc, face au canal, invitait le promeneur à s’arrêter pour profiter du point de vue et occasionnellement de l’animation de l’éclusage. Allan Power commença par s’y asseoir. Reprenant son souffle, il recouvra aussi ses esprits. Il avait pris un peu légèrement la décision de se rendre à ce rendez-vous. Personne ne l’attendait et il était impossible de savoir si quelqu’un viendrait. Marcher l’avait rassuré un peu, cette jeune femme qu’il venait de croiser l’avait distrait de son tourment, mais il n’était pas plus avancé pour autant. Remarquant le mouvement machinal de ses pieds qui dessinaient des trainées sur la terre séchée, il trouva qu’il avait plus l’air d’un gamin boudeur que d’un type dans une situation impossible. Il n’était définitivement pas à la hauteur et il était temps de se ressaisir. Il allait prendre une posture qu’il jugeait plus adulte quand son pied heurta une surface métallique. Se penchant un peu pour mieux voir, il entrevit le couvercle d’une boite enterrée sous le banc. Il entreprit aussitôt de la dégager et, quand il réussit enfin à se saisir de l’objet, après s’être assuré qu’aucun curieux ne l’observait, il s’assit, la posa sur ses genoux, et décida de l’ouvrir.
Elle contenait une enveloppe à son nom et un paquet ficelé. Comment avaient-ils pu être certains qu’il les trouverait ? Etait-il à ce point prévisible ?
***
Un court instant, Power repensa à Lili qu’il venait de croiser. Fée du halage, grâce des parages, songea-t-il avant de composer avec cette satanée perplexité qui, pourtant, ne lui avait jamais été d’aucun secours.
« Rendez-vous dans une heure à la passerelle de l’écluse ».
Dans une heure à partir de quand ? Sans repère originel, ce rendez-vous devenait incertain pour ne pas dire inquiétant. Power ne put s’empêcher d’admettre une précipitation préjudiciable :
- une mystérieuse missive et le voilà fonçant ventre à terre vers une hypothétique rencontre ;
- évidemment, nul quidam pour l’attendre à l’endroit fixé ;
- juste un banc où tuer le temps à guetter son éventuel rencard ;
- femme ou homme, on prendra ce qui ne se présentera sûrement pas, mais qui doit m’observer sans que je le ou la voie ;
- surtout, ne pas ouvrir cette enveloppe avant d’être totalement libéré de cette désagréable impression d’être épié et traqué – ou plutôt devancé – au plus profond de ses pensées.
Perplexus, sed logicas !
Un couple de promeneurs le salua en passant devant son banc. Ils étaient mal assortis. Elle, belle et classeuse tandis que lui ne pouvait dissimuler un tempérament brutal et grossier. En les regardant poursuivre leur promenade par-delà la passerelle, Power entendit qu’on l’appelait.
C’était Gorgnol qui accourait à sa rencontre, brandissant une enveloppe tel un étendard. Se pourrait-ce que le vieux du rez-de-chaussée eût un quelconque rapport avec son improbable rendez-vous ?
***
Lili arrivait maintenant downtown mais quelque chose en elle la perturbait. Elle ne savait plus quel rôle elle devait jouer. Elle possédait sa propre histoire, elle en était convaincue, mais sa réalité semblait se télescoper avec la réalité des autres personnages : Alan Power pour commencer, dont elle ne connaissait pas grand-chose, si ce n’est les quelques mots de son père à son propos ; un copain de lycée ou bien alors un personnage créé par son père et ses amis, elle ne savait plus. Toutes ces questions taraudaient son esprit.
Dans le même temps, en vertu de ma qualité de narrateur et contributeur, au même titre que mes camarades, je me sentais des responsabilités vis-à-vis de ma Lili, le personnage que j’avais créé, jeune, belle, à l’esprit vif et incisif. Lili se perdait, seule, dans ses propres interrogations et j’avais perdu tout contrôle, tout moyen de la rassurer. C’est cela l’écriture à plusieurs claviers ? Puisqu’il en est ainsi je donne son autonomie à Lili et je me contenterai de raconter son histoire dans ce récit, au milieu des autres personnages et advienne que pourra ! De toute façon je n’y peux plus rien, Lili telle Antigone n’entend pas devenir raisonnable.
***
Bien qu’il fût hors d’haleine, Gorgnol ne s’autorisa aucune pause et entreprit de relater aussitôt les faits dont il avait été le témoin. Il reprenait lentement son souffle à mesure que son récit avançait. Il en allait tout autrement d’Alan Power qui serait très certainement tombé à la renverse, si le hasard n’avait voulu qu’il fût fort heureusement assis. L’arrivée soudaine de Gorgnol ne lui avait pas laissé le temps de se lever pour le saluer.
Son étonnement était si visible, son attention si complète que je n’imagine pas d’orateur qui ne se soit laissé aller à tenter quelques effets ou à broder un peu. Mais Gorgnol n’était assurément pas un hédoniste. C’est donc dans une prose presque militaire qu’il dit, avec toute l’efficacité dont il était capable, tout ce qu’il avait vu. Quand il eût terminé, il se détendit un peu. Il réalisa alors qu’il tenait la lettre à la main. Il la tendit dans un geste presque mécanique.
Alan Power tenait déjà un paquet sur ses genoux et une enveloppe à la main. Il choisit donc de tendre la main gauche. Il s’en suivit une série de gestes malhabiles à l’issue desquels il entra en possession des deux courriers. Toujours muet, que pouvait –il dire, il eût l’impression que Gorgnol s’éternisait devant ce banc sur lequel il était assis.
– Vous n’allez pas la lire ? Là il fallait lui répondre.
– C’est que j’en ai deux. Dit Alan Power qui réalisa tout de suite que c’était tout à fait insuffisant. Il ajouta donc : « Et puis j’ai oublié mes lunettes à la maison… « . Il n’eût pas même le temps d’imaginer une suite afin d’affirmer un peu plus sa volonté d’attendre. Gorgnol s’était saisi des deux lettres, il lança un : « On ne va pas faire de manière. » Et joignant le geste à la parole il termina : « Je vais vous les lire. »
***
Arthur Brown portait beaux ses 58 printemps. De grande taille et mince, il allait d’un pas souple et léger. Ses yeux pétillants aux grosses bulles bleues renforçaient l’impression de jeunesse que n’altéraient pas les rides dessinées à la longue sur son visage, mêlant avec bonheur expérience et gaîté. Ses longs et abondants cheveux s’essayaient à grisonner et lui donnaient l’allure fière d’un romantique. Pour autant, Brown n’usait, ni n’abusait du pouvoir de séduction dont la nature l’avait indéniablement doté.
De fait, il restait l’homme d’un seul et grand amour. Que de bonheur(s) – au singulier et au pluriel – avait-il vécu(s) auprès d’Adèle ! Cela faisait déjà huit ans qu’elle était partie à la suite d’une « longue maladie ». Une saloperie qui les avait laissés seuls et désemparés, sa fille Lili et lui, et dont ni elle ni lui n’étaient encore tout à fait remis.
La vie n’épargne pas des malheurs ceux qu’elle a gâtés.
Lili n’était pas le moindre cadeau d’Alèle à Arthur. A 33 ans, cet âge où les supposés meilleurs sont censés tirer leur révérence, celui-ci avait découvert les joies de la paternité. Il ne cessait depuis d’en goûter le charme doux amer, tout entier résumé dans un récurrent « fais moi confiance pap’ et ne t’inquiète pas ».
C’était aujourd’hui mardi, le jour consacré au traditionnel déjeuner où le père, tel un auteur auquel son héroïne échappe, devrait composer avec l’autonomie débordante de sa fille adorée. En entrant dans le bar, Brown était tout à l’espoir de ce délicieux moment à venir. Roger l’avait salué et l’avait laissé consulter « l’Auvergnat » du jour. Arthur s’était précipité à la page 8, où un amoureux de la langue officiait sous le pseudonyme d’Emile Ja. Celui-ci offrait chaque jour au lectorat une figure de style inédite. Le zeugme de vendredi dernier, attribué à un certain Francis B., avait créé un buzz.
– Je te l’avais dit que ça ferait du bruit, avait dit Roger en le regardant lire.
– C’était certain que « J’enfilais rapidement ma chemise et ma voisine dans l’escalier » allait provoquer des réactions épidermiques parmi les féministes. Emile Ja n’a même pas reçu le soutien des tailleurs de chemises. On peut vraiment pas compter sur Power et ses potes !..
– Emile Ja n’a pas besoin d’aide, comme tu peux le constater.
– Effectivement, s’était esclaffé Arthur.
Une mise en page astucieuse confrontait trois courriers de lectrices où dominaient le mot scandale et les appels au renvoi de l’abject mysogine avec la paronomase du jour du même Mimile : « Ne prenez pas votre désert pour la réalité ».
– Excellent, avait repris Brown. Il a vraiment du talent ce monsieur Ja. Et quel pédagogue ! Qui d’autre que lui aurait pu inspirer au facteur sa première et peut-être dernière paronomase : « je m’enfilais des kilomètres à vélo avant l’apéro au bistrot de Roro avec les potos » ?
Arthur et Roger n’avaient pas fini de rire, quand Edouard Doucet, « Doudou pour les dames », était entré dans le bar.
– Ah, enfin, Monsieur Brown, vous étiez là. Le maire essaie désespérément de vous joindre.
– Zut, j’ai oublié mon portable, avait pesté Arthur après avoir fouillé toutes ses poches. Mais quel bon vent t’amène, mon bon Doudou.
– Des emmerdes à coup sûr. Le maire est à prendre avec des pincettes et ça l’a pas calmé de ne pas pouvoir vous joindre. Faut qu’on y aille sans traîner.
Avec Doucet pour escorte, Brown était parti en direction de la mairie, sans penser à laisser à Roger un message pour Lili. Les appels au secours du maire étaient fréquents, mais peu chronophages. Arthur aurait tout le temps d’être revenu pour retrouver sa fille.
A l’hôtel de ville, il régnait une effervescence inhabituelle. Dès qu’elle le vit entrer, Audrey l’hôtesse d’accueil, le prit en charge.
– Je vous en prie, Monsieur Brown, Monsieur Parlette vous attend.
Alexandre Parlette s’était vu confier la destinée de la ville de B. depuis une bonne dizaine d’années. Il menait sa barque avec habileté. Homme de gauche modéré, il ratissait large les sillons du suffrage universel. « Pas de vagues et surtout ne pas déplaire à l’électeur » lui servait de viatique. Pourtant, le franc parler et l’esprit rebelle de Brown l’aidaient à conjurer la langue de bois. Quant au conformisme, la journée en cours semblait bien partie pour l’en prémunir.
– Ils t’ont enfin trouvé, avait-il lancé en guise de salutation.
– Bonjour Alex. Que me vaut tant d’empressement ?
– Des soucis en perspective : 2 morts.
– Putain, 2 morts ?
– 2 mortes, à dire vrai. Et pas de mort naturelle, d’après la maréchaussée. Ils ont trouvé les corps près du fleuve, au déversoir des amants. Ils sont en train de ratisser le lieu. La commissaire Colfiche et l’inspecteur Delarose m’ont promis de passer à la mairie. J’aimerais les avoir vus avant d’affronter la presse. Tout cela n’est pas bon pour la commune. Je vais avoir besoin de ton aide, Arthur.
Curieusement, un aphorisme d’Emile Ja vint à l’esprit de Brown. « Nous sommes faits de poussières d’étoiles et nos molécules sont consignées ».
***
Le lourdos allait décacheter la première enveloppe, quand Power l’apostropha.
– Monsieur Gorgnol, je crois que vous avez marché dans la…
Joignant le geste à la parole, Alan désigna une déjection canine, salement écrasée. Démentant le proverbe chinois, Gorgnol dédaigna l’index accusateur pour scruter immédiatement ce que celui-ci était censé montrer.
Paradoxe scatologique : certaine matière répulsive sollicite davantage la curiosité des esprits empesés que le mystérieux astre nocturne.
– Merde, s’exclama Gorgnol en constatant qu’il venait d’entrer dans la cohorte enviée des chanceux dont le pied gauche s’est égaré.
– Laissez, je vais vous débarrasser, poursuivit Power en saisissant les deux enveloppes dont son interlocuteur, confronté aux affres de la superstition, avait négligemment oublié l’existence.
Ayant récupéré son bien, Alan Power put s’épancher sur les malheurs de son voisin et lui témoigner une sollicitude goguenarde, génératrice d’un spectacle cocasse. En effet, Gorgnol entreprit de tremper sa chaussure dans le canal. Tel un chef de cordée, Power le retenait pour lui éviter un plongeon involontaire. La semelle mouillée était ensuite frottée incontinent pour en retirer les traces de souillure. L’opération fut renouvelée jusqu’à ce que l’herbe des berges ait récupéré son dû et que « le marcheur immaculé » estimât – à vue de nez si l’on peut dire – s’être débarrassé de l’odeur nauséabonde provoquée par un pas maladroit.
Par bonheur, le public était absent ; le ridicule né de la situation resterait donc confidentiel. Au demeurant, celle-ci ne pouvait qu’avoir désorienté un éventuel guetteur, à l’affût des actes et des paroles de Power.
Celui-ci décida d’inviter Gorgnol à boire un coup, en guise de remerciement pour service rendu et, surtout, avec la satisfaction de ne pas avoir dû partager avec lui le contenu mystérieux de ce qui lui restait à lire.
La vieille baraque de l’éclusier avait été réaménagée en auberge branchée où l’on servait des plats chers et légers. Pour une pression et un café, cela ferait toutefois l’affaire. Le quart d’heure qui suivit fut à la hauteur de l’investissement. Gorgnol expliqua qu’il allait intervenir auprès des autorités pour faire entendre raison aux propriétaires de chiens et les contraindre à « laisser la chaussée dans l’état de propreté où ils l’avaient trouvée en entrant »… Interrogé par son interlocuteur sur lesdites autorités, il cita le nom d’Arthur Brown.
– C’est le jour de la famille, songea Alan par devers lui.
Après la fille, le père ! Celui-ci l’avait bien cherché. Cet ancien ouvrier de l’usine métallurgique, en préretraite depuis l’ultime plan social ayant sonné l’hallali de celle-ci, s’était fait élire au conseil municipal. Son statut de victime de la crise et le nombre étendu de ses connaissances, notamment parmi la population fréquentant les bistrots, en avaient fait un maire-adjoint précieux pour assurer à la municipalité un seuil de popularité appréciable, même dans les périodes les plus critiques. Une belle caution pour Monsieur le maire, qui prisait particulièrement le rôle de filtre exercé par Brown quant aux doléances émanant de ses administrés. Pour peu que son habile adjoint la traduisit en une demande loufoque pour interdire aux chiens d’uriner et de chier, la requête de Gorgnol n’avait guère de chance d’aboutir. Pas plus que celle visant à empêcher la lumière de briller.
Power entendait déjà l’édile argumenter : « la lumière, tu vois de quoi je veux parler, Gorgnol ? »
Il se garda de le dire à son voisin et le remercia derechef avant de prendre congé. Il n’était pas peu fier d’avoir conservé à l’abri de toute indiscrétion les deux lettres, enfouies dans la poche intérieur de son veston.
***
Lili, plongée dans ses pensées, repartait maintenant en empruntant le même chemin qu’à l’aller, le long du canal. Elle était perturbée par le lapin que lui avait posé son père. En arrivant sur la place de B. elle s’était dirigée directement vers le bar Chez Roger afin d’y retrouver son père mais point de M. Brown au bar, discutant avec quelques habitués en sirotant son apéritif. Elle y avait aperçu le facteur, grand habitué des lieux, spécialement après sa tournée, discutant avec le tenancier et quelques autres personnes du match de l’équipe de France de la veille. Lili ne s’était pas attardée et était passée dans la petite maison ouvrière où logeait son père, mais là encore elle avait trouvé porte close. En ressortant de l’allée où les petites maisons ouvrières étaient alignées, elle était passée devant les boîtes aux lettres des résidents de la cité ouvrière et avait vu qu’un colis était dans la boîte aux lettres de son père. Enfin un colis, c’était plutôt une grande enveloppe format A4 dont le contenu paraissait épais. Lili fit immédiatement le rapprochement avec un manuscrit d’au moins 250 pages. Mais que pouvait bien faire un manuscrit dans la boîte aux lettres de son père. Pour Lili, la chose était entendue, il ne pouvait s’agir que d’un manuscrit. Elle était tellement absorbée dans ses conjectures à propos du manuscrit de son père qu’elle n’avait pas vu le temps passer. Elle approchait maintenant de la passerelle de l’écluse…
***
– Deux cent cinquante pages ! l’inspecteur Delarose a lâché cette phrase comme un enfant qui laisserait s’échapper son ballon. Trop tard inspecteur. Je prends donc rapidement la parole pour le tirer d’embarras.
– Nous n’avons pour l’instant qu’une partie du document. Mais le fragment est toutefois suffisant pour commencer une analyse. Puis-je vous inviter, professeur Henri, à nous livrer vos premières constatations ?
Relevant le col de sa blouse sur sa nuque le professeur s’avance vers le tableau blanc et débute son exposé devant un auditoire qui, dans sa majorité, redoute de n’y rien comprendre.
– Je ne vais pas dresser un bilan clinique du patient, votre suspect… Il me semble plus à propos de vous donner des éléments permettant d’évaluer ce document qu’il a rédigé et qui est à cette heure votre seul élément d’enquête.
– Vous oubliez les deux homicides, complète Delarose.
Mais il n’obtient qu’un léger sourire pour toute réponse. Henri reprend :
– Donc, le patient écrit. Des éléments avérés comme le rendez-vous de l’écluse attestent qu’il a bien assisté, voire qu’il a peut être pris part aux faits. Mais les choses ne sont pas si simples. Vous avez certainement déjà entendu parler de ces psychotiques qui croient entendre des voix auxquelles ils ne peuvent parfois plus refuser d’obéir. Votre suspect, mon patient, lui, tient une sorte de journal, et il est persuadé que d’autres viennent y écrire.
Le professeur s’interrompt pour céder la parole à l’inspecteur Delarose qui a levé la main.
– Jusqu’à quel point sommes-nous surs qu’il était le seul à écrire son bouquin ?
Henri répond sans hésitation :
– Le manuscrit n’a pas été retrouvé, il l’a peut être détruit lui-même. La seule certitude est qu’il était persuadé que des paragraphes étrangers venaient s’ajouter à son texte et qu’il a tout fait pour en minimiser l’incidence. L’autre évidence est que, d’une manière ou d’une autre, il semble mêlé à ces deux meurtres. Inspecteur… » -« Oui, et… il n’a pas pu tout simplement… les supprimer ?
– Si j’en juge par les fragments de l’exemplaire dactylographié en notre possession, non il n’a pas pu. Vous remarquerez que les feuillets ne sont pas numérotés et qu’il ne sont imprimés que d’un seul côté. Il s’agit là d’un choix volontaire. Il a aménagé une possibilité de changer l’ordre des pages pour tenter de contrôler l’histoire. Il avait donc abandonné l’idée qu’il pourrait supprimer quoi que ce soit. Je vous rappelle qu’il est entré à la clinique où une amnésie sévère a rapidement été diagnostiquée. Ce genre de pathologie suggère un traumatisme émotionnel bien au-delà du seuil de tolérance. Son impuissance à contrôler son journal l’a donc mené à ce que je nommerais une désespérance et finalement à l’oubli comme dernier refuge. L’énigme qu’il nous laisse consiste à démêler délire et réalité.
Henri ajoute encore un : « Messieurs… » avant de franchir la porte et voilà la séance levée.
Affranchi de tout protocole je me dirige vers Delarose qui semble chercher des yeux la machine à café. Il me lance aussitôt :
– C’est un ponte, non ?
j’esquisse, en forme de réponse, une moue plutôt neutre. L’inspecteur précise :
– Je voulais dire qu’il explique ce que tout le monde peut comprendre en laissant croire qu’il a d’autre sujet de réflexion.
Il poursuit sans attendre de réponse :
– J’ai essayé de me renseigner un peu sur lui, c’est surement de la déformation professionnelle. Et bien il n’existe pas ce Henri.
Je sens un sourire envahir mon visage :
– C’est normal, ce n’est pas son vrai nom.
Je profite un peu de la surprise de Delarose et je lui explique :
– En réalité il s’appelle Broca, alors il a choisi de prendre un pseudonyme.
– Pourquoi ?
– C’était déjà pris.
Le tour de la conversation m’amène à jeter mon regard dans le lointain, à travers la fenêtre, vers le canal. Une femme en robe fourreau noire marche vers l’écluse.
***
Maintenant rentrée chez elle, dans le quartier sud de B, le quartier situé entre le canal et le fleuve, dans l’appartement qu’elle partageait avec son compagnon, elle était contente que Serge soit à l’appartement. Elle se lança alors dans le récit confus de son périple aller-retour au centre du bourg afin d’y rencontrer son père, comme ils en avaient instauré la coutume chaque mardi midi chez Roger afin de déjeuner ensemble.
Lili avait rencontré Serge non pas à l’école ou au collège mais à Paris, à la Sorbonne, où ils avaient tous les deux fait leurs études. Ce qui les avait alors rapprochés c’est qu’ils venaient du même petit Bourg de province : B, sans pour autant se souvenir de s’être jamais rencontré. Serge était le fils d’un magnat de la presse originaire lui aussi du même bourg qui avait confié l’éducation de son fils à ses grands-parents avec le support de quelques précepteurs. Serge était beau gosse, intelligent et très attentionné vis-à-vis de Lili mais ce qui avait commencé comme la colocation d’un petit appartement dans Paris s’était vite transformé en histoire d’amour.
Serge essayait de comprendre le récit empressé et désordonné de Lili. Il n’était pas dans les habitudes de son père de poser un lapin à sa fille pour la coutumière séance du mardi midi. Déjà cela seul inquiétait Lili. Qu’était-il arrivé à son père ? Et ce manuscrit dans sa boîte aux lettres, juste le jour ou Lili avait oublié de prendre le trousseau de clefs de la petite maison de son père, l’inquiétait aussi. Le croisement, le long du canal d’un certain Alan Power, ami de son père qu’elle n’aimait pas trop et qu’elle avait eu du mal à reconnaître. Et ce même Alan Power aperçu à la terrasse de l’auberge du canal attablé avec un vieux qu’elle croyait également reconnaître sans pourtant se rappeler ni son nom ni la relation qu’elle pouvait avoir avec ce personnage. Et pour finir, sur la passerelle du canal, une superbe femme, en robe longue et chapeau, plus toute jeune et dont l’âge était difficile à déterminer, suivie par un homme en tenue de chauffeur de maître, dont la présence, la démarche et l’attelage détonnaient dans l’environnement d’un petit bourg de province. Lili voulait maintenant entraîner Serge avec elle à la recherche de son père. Toujours pas de réponse sur son téléphone portable sur lequel elle avait déjà laissé six messages. C’en était trop pour Lili.
***
Lili et Serge faisaient maintenant l’amour sur le canapé de cuir blanc livré la veille. Le stress de la journée disparaissait peu à peu, à mesure qu’ils s’engageaient sur le chemin de la volupté.
Serge se félicitait de son achat, il se réjouissait surtout de s’être enfin débarrassé du vieux Chesterfield. Il ne verrait plus ces marques disgracieuses laissées par les boutons de la piqure sur le dos de Lili. Pour l’heure, il la laissait le chevaucher en amazone, et s’enivrait de l’odeur sensuelle du cuir neuf.
Lili avait insisté pour laisser le store de la grande baie vitrée ouverte. La lumière de cette journée qui n’était, finalement, pas si mauvaise baignait son corps charmant. Elle était vraiment ravie d’avoir pu prendre son temps ce matin après la douche. Ses jambes étaient parfaites, et elle avait eu le temps pour quelques innovations qui semblaient plaire à Serge.
Leurs ébats amoureux ne pouvaient inspirer que la bienveillance. S’il s’était, d’aventure, trouvé qu’un quelconque témoin assiste à leurs étreintes, comment imaginer qu’il veuille y mettre un terme ? Le pire des scénarios imaginables restait le voyeurisme. Mais comment le viol de leur intimité pouvait il conduire à mettre fin à une scène si charmante ?
Serge promenait sa moustache sur la nuque de Lili quand elle releva la tête, sans doute pour replacer ses cheveux. Devant elle se trouvaient la femme et l’homme croisés plus tôt près de la passerelle. Avant qu’elle n’ait pu manifester ne serait-ce que sa surprise, l’homme lui appuyait la lame d’un couteau sur la gorge pendant que la femme appuyait le canon d’un revolver sur la tempe de Serge.
Posant son index tendu sur sa bouche carmin, la femme émit un long « Chut » très doux suggérant une connivence pourtant plus qu’improbable.
Emma avait commencé par dédier sa vie de jeune adulte à la musique. Etant d’un esprit passionné, elle avait entrepris de devenir virtuose et mis tout en œuvre afin d’y parvenir. Euterpe dut relâcher un temps l’attention qu’elle lui portait car l’infortunée contracta une maladie qui, si elle ne mit jamais sa vie en danger, finit cependant par suffisamment réduire la mobilité de son poignet pour balayer ses espoirs. Ayant fait le deuil de ses rêves, l’exaltation disparut tout à fait. Il ne lui resta plus que sa grande rigueur qu’elle finit par mettre au service des desseins plus sombres de commanditeurs anonymes. Knut, lui, n’était qu’un sale type. Il n’avait retenu des trois conseils évangéliques que l’obéissance, et s’en remettait à Emma pour décider du reste.
Le silence semblait insurmontable quand Emma enleva son index de ses lèvres pour parler
– Nous nous sommes déjà rencontré, n’est-ce pas ? Ne dites rien, souvenez vous.
Lili cherchait plus à couvrir son corps qu’à questionner ces deux individus énigmatiques. Serge, découvrant abruptement le coït interrompu, aurait aimé plus de distance, en particulier entre lui et ce révolver qui le menaçait.
Emma reprit :
– Maintenant vous allez fermer les yeux, expirer lentement et repenser au passé.
Il y eut encore un « Chut » lointain puis le silence, plus pesant encore.
Posée sur le rebord du lavabo, la montre de Serge continuait à indiquer l’heure juste. Ce n’est pourtant pas ainsi que Serge aurait qualifié l’heure, ni même cette journée. Il préférait ne pas penser au temps qui passe, si possible ne pas penser du tout. C’est au prix de cet effort, qu’il pouvait garder l’espoir que ce cauchemar pourrait se terminer.
Lili n’avait jamais eu aucune expérience de la mort. Débuter par cette menace sur sa vie constituait un baptême vertigineux. Elle se remémorait, bizarrement, ses peurs d’enfant. Ses souvenirs se bousculaient, mais elle fini par retrouver le bon : La porte s’entrouvrait, et sa mère venait la prendre dans ses bras. Cette douce embrassade, la chaleur partagée firent monter des larmes à ses yeux clos.
Elle crut entendre un piano qui jouait doucement, comme une boite à musique ; soudain une trompette. La surprise lui fit ouvrir les yeux avant qu’elle ne puisse y réfléchir. Un radio réveil abandonné sur la table basse, diffusait « black and blue » par Satchmo.. Serge regardait cet appareil qu’il n’avait jamais vu et l’appartement semblait libre de toute menace.
Lili ne se sentait pas encore prête à parler, et Serge n’avait toujours pas esquissé un geste. Elle décida qu’une douche était la meilleure manière de retrouver ses esprits tout à fait. Après quelques pas en direction de la salle de bain, elle entendit Serge se lever, mais elle ne tourna pas la tête et poussa la porte. Elle jeta un coup d’œil machinal à la montre posée sur le rebord du lavabo fit couler l’eau tiède et se glissa sous la pomme qui inonda aussitôt son corps. L’image de sa mère lui revint en tête, puis le piano. Elle commença à fredonner : « I’m white, inside… » – L’étole de la vierge ! C’est pour ça que cette femme et ce type étaient venus, et le radio réveil mettait les points sur les i.
« L’étole de la vierge » était une expression inventée par Arthur Brown, le père de Lili. Cet homme était ce que certains se plaisent à nommer un agnostique. Aussi appliquait-il sa vie à démontrer qu’il était un libre penseur. Curieux, l’esprit vif et profondément laïque, la vierge pouvait constituer, pour lui, un sujet à méditer. Il en avait une conception plutôt personnelle que la lecture du « portrait de Dorian Gray » avait contribué à parfaire. Pour ce qui concerne le sujet, la vierge selon Arthur Brown est blanche à l’intérieur. L’étole de la vierge nommait donc un tissu cachant une blancheur immaculée. Comme la tunique du Christ elle n’avait aucune couture ce qui lui conférait un petit côté énigmatique. L’ appellation était un peu ronflante et ce n’était pas pour lui déplaire.
Si l’étole était bien au centre de tout ça, il était urgent de contacter son père et quelques autres qui étaient bien plus impliqués qu’elle et Serge. Il fallait redescendre en ville et vite, l’heure n’était plus à flâner ou à hésiter.
Pendant ce temps, Serge s’était servi un bourbon. Il tenait le verre à deux mains et y plongeait un regard vide. L’invitation de Lili à se rendre chez Roger ne l’avait pas décidé à se mettre en quête de ses habits. Il ne ressemblait pas à l’homme avec lequel on peut décider de faire sa vie. Lili était maintenant prête à partir, mais elle tournait dans l’appartement explorant les uns après les autres tous les endroits où elle aurait pu poser son téléphone. Elle allait basculer dans l’agitation quand Serge appliqua la méthode John Wayne : Il vida son verre d’un trait mais sans avidité, posa son regard sur Lili et colla à l’action avec une efficacité optimale.
– Pas la peine de chercher ton portable, il était posé sur ton sac à main. Maintenant il y a un radio réveil à sa place. Ils l’ont pris en partant. Ce disant, Serge fermait déjà la boucle de sa ceinture. Rapidement habillé, il se saisit des clefs de la voiture et entraîna Lily à sa suite vers l’ascenseur.
***
Filou Writer…