Préface de Christine Bretonnier-Andréani du catalogue de l’exposition de Marion Beaupère lors de la manifestation « eclats d’Art » de Meaux, Mai 2008.
« Je la regarde… Je sens palpiter une tension qu’elle exhibe et dissimule à la fois, qui s’étire à travers sa chair lacérée, son parfum enivrant, ses veines sanguines, son goût sucré et ses battements silencieux. »1
Cette épigraphe de Marion Beaupère témoigne du primat des sensations corporelles, de la possibilité de réunion des pulsions de vie et de mort et du travail restaurateur qui peut s’opérer en l’inconscient dès que celui-ci symbolise. L’analyse de ses propres émotions n’en est que plus probante, car celles-ci sont pour cette artiste, plus difficiles à feindre et elles touchent chez le spectateur — qui sera lui-même prisonnier de sa propre pulsion scopique une fois en position de « voyant-voyeur » face aux différents tableaux — une zone plus obscure, plus vitale,
que celle du simple intellect. Marion, par delà chacune de ses oeuvres plastiques, peut jouir de l’omnipotence démiurgique du créateur, qui, comme l’a écrit André Green, est « transnarcissique ».
Les différentes toiles de Marion Beaupère sont comme un parchemin originaire, qui conserve, à la manière d’un palimpseste, les brouillons raturés, surchargés, d’une écriture originaire préverbale faite de traces cutanées. Morceaux de cuirs brûlés et usés à la main ; morceaux de cuir tissés et usés à la main ; peau d’autruche… sont autant d’inscriptions, de traces sensorielles tactiles. Ces diverses surfaces cutanées entrent en résonance avec un certain nombre de mythèmes fondamentaux de la peau : la peau arrachée, si son intégrité est conservée, figure l’enveloppe protectrice qu’il faut fantasmatiquement prendre à l’autre pour l’avoir à soi ou pour renforcer sa propre enveloppe charnelle. On pourrait choisir comme allégorie La peau de chagrin de Balzac qui se rétrécit symboliquement d’une façon proportionnelle à l’énergie, la force de vie, qu’elle rend possible. L’oeuvre de Marion est une oeuvre de vie et les écailles de lézard, ces morceaux de cuir brûlés, vigoureusement suturés sur la toile, sont sans doute sa manière à elle de « sauver sa peau ».
« Sauver sa peau ». L’enjeu théorique est considérable mais il exige comme chaque fois une attention un peu minutieuse portée à la langue ; la langue n’est-elle pas chair des mots?
Les toiles de Marion Beaupère expriment l’expérience de la déchirure de la peau imaginaire, l’érotisation de cette déchirure, mais plus encore, et cela grâce à la médiation de l’oeuvre d’art, la
suture de cette peau imaginaire au moyen de la ficelle ou de la corde… « corde et ficelle de Bretagne ». Ces multiples points de suture visant à la restauration, la régénération du Moi-peau. Les toiles de Marion Beaupère surchargées, ouvertes ou suturées, fournissent une peau symbolique qui sert à l’artiste de barrière contre le vide, ou le trop plein émotionnel.
Ce trop plein d’émotions et de sensations, Marion le crie par tous ces morceaux de peau fixés à ses toiles car de tous les organes des sens, la peau est le plus vital des organes : on peut vivre aveugle, sourd, privé de goût ou d’odorat mais sans l’intégrité de la majeure partie de la peau, on ne peut survivre. Elle transforme l’organisme entier en système sensible, trappeur de sensations : pression, douleur, chaleur…
Ce sont toutes ces sensations que le spectateur éprouve face aux toiles de Marion ; il éprouve le désir de toucher la matière de la toile saturée de pâte et de pigments, sa vue est tout autant sollicitée que son odorat et son goût ; la citation de Marion Beaupère elle-même que j’ai mise en exergue à cette préface, en porte témoignage. Il s’installe aussitôt, entre le spectateur et le peintre, un lien étroit, un échange, comme si le spectateur était invité à faire « peau commune » avec l’artiste : elle voit et nous voyons ; elle sent et nous sentons ; elle goûte et nous goûtons ; l’échange des signaux et des sensations se fait simplement sous la forme d’un double feed-back.
Quant à la dramaturgie des couleurs de Marion Beaupère, le blanc est si crucial, si déterminant qu’il reste une qualité matérielle, une couleur spécifique sur une surface spécifique. Ainsi, au milieu de ce blanc grenu, notre oeil est forcément attiré par ces grains de café, noisettes, coquilles de pistaches, morceaux de canelle qui saturent nos sens pour nous permettre de goûter, sentir ce que nous voyons ou plutôt ce que nous avons la sensation de toucher des yeux. Quant au rouge, il fait partie de ces couleurs auxquelles Van Gogh attribue la violence des « terribles passions humaines », fabuleux théâtre de la cruauté et de la transgression, cruauté définie ainsi par Antonin Artaud :
« Pas de cruauté sans conscience […]. C’est la conscience qui donne à l’exercice de tout acte de vie sa couleur de sang, sa nuance cruelle, puisqu’il est entendu que la vie c’est toujours la mort de quelqu’un. »2
C’est sans doute faute de parole que nous sommes parfois tentés de hurler notre mal de vivre ; et si la parole nous manque, ce n’est pas toujours faute de mots, c’est parfois faute d’oreilles :
« Nous cherchons peut-être des oreilles autant que des mots. »3
Cette citation de Frédéric Nietzsche me renvoie à celle de Marion Beaupère :
« “Écrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit.”4 Quand je lis cette citation de Marguerite Duras je me dis qu’on pourrait très bien substituer écrire par peindre. »
Christine Bretonnier, docteur es lettres, avril 2008
Membre de la Société d’Étude de la Littérature du XXe siècle
1 Marion Beaupère, novembre 2007
2 A. Artaud, le théâtre et son double, collection Idées, Gallimard, 1964
3 F. Nietzsche, Le gai savoir, § 342, trad. Alexandre Vialatte, Folio Gallimard
4 M. Duras, Écrire, Gallimard, 1993